Fragment # 9

Longtemps tu as eu pour seul compagnon un rat. Un tout petit rat, tout noir. C’est un éleveur de serpents qui te l’avait offert. Il t’avait pris en stop un jour et hébergé pour une nuit. C’était un gentil allumé, un peu punk, un peu paumé. Un peu en mal d’humanité aussi, trop heureux, ne serait ce que pour quelques heures, d’inviter un être de sang chaud dans son antre à reptiles. Il avait passé la nuit à te parler de cette passion, vidant au passage un bon paquet de bières bon marché. Tu avais passé la tienne à regarder fasciné la grande cage où vivaient des dizaines et dizaines de souris, rats et autres petits rongeurs, garde-manger vivant des huit boas qui somnolaient. Au matin, il t’avait déposé devant la gare la plus proche et glissé dans ta main cette petit boule noire et douce : "en voilà un qui ne finira pas dans le ventre de mes bébés".

C’était, je crois, le rat le plus trouillard du monde. Je mis d’ailleurs du temps avant de me rendre compte de sa présence. Il ne sortait en effet pas de ta poche ou de sous ton pull, tapi dans ton odeur, il faisait le mort. C’est une après midi que lui et moi nous sommes enfin rencontrés, tout aussi étonnés l’un que l’autre d’ailleurs. Sans plus penser à ton hôte si discret tu avais retiré ta veste et l’avais posée à côté de toi, par-terre. La poche s’était alors mise à bouger doucement, toute seule, puis un petit museau tout noir en était timidement sorti.

Je me moque gentiment de lui et de sa couardise, mais elle se trouvait, je me dois de le dire, quelques excuses. Par une anomalie génétique sûrement, il n’avait quasiment pas grandi et ne possédait pas de queue. Ou plutôt sa queue était atrophiée et ne se résumait qu’à une sorte de minuscule crochet d’un ou deux centimètres. Cette particularité expliquait sans doute sa maladresse et sa timidité. Dès que tu le posais sur le sol, il peinait à avancer, comme un funambule à flirter sans cesse avec sa perte d’équilibre. Il faisait quelques pas chancelants, humer l’air autour de lui et très vite faisait demi tour pour le long de ta jambe ou ton bras remonter bien vite. Il passait ses journées à dormir en boule contre toi. Lorsqu’il avait soif, il sortait de sa cachette et sur ton épaule, juché sur ses deux minuscules pattes arrières, il venait gratter à tes lèvres. Il te suffisait alors de les humecter d’un peu de salive qu’il lapait doucement, yeux fermés. Le même scénario se répétait lorsqu’il voulait manger. Il refusait toute nourriture donnée à la main, il fallait que tu mâches d’abord sa portion, minuscule portion, et que tu lui donnes ainsi encore, de bouche à museau. Le spectacle était charmant et touchant, tant que je voulus un jour essayer à mon tour. Il vint sur mon épaule, fait déjà extraordinaire pour ce peureux chronique, il flaira ma bouche et le petit bout de biscuit prémâchée que je tenais serré entre mes lèvres. J’avais pourtant choisi son "biscuit préférée", mais rien n’y fit. Il allongea le cou, ses deux pattes sur ma joue, flaira de longues minutes, ses moustaches me chatouillant, puis se ravisa et de mon épaule repassa à la tienne pour à ta bouche venir gratter et réclamer son déjeuner.

Cette fidélité animale, obstinée et têtue, simple et évidente, m’avait impressionnée. Je crois qu’elle t’avait profondément ému. La nuit, lors de tes passes, il était encore là, discret et invisible. Tu le glissais dans une de tes chaussures, les rangers trop grandes, et il restait blotti contre ta cheville, ne ressortant que lorsqu’enfin tu te retrouvais seul. Ou avec moi. Il venait alors se nicher dans ton cou, se frotter, câlin comme un chien, comme s’il avait su tout le besoin d’amour qui était tien. Et vous restiez ainsi à vous cajoler de longs moments, ton nez respirant son parfum tiède de peluche.

Il y a longtemps que je me demande si je dois raconter toute l’histoire… Et puis j’en suis arrivée à la réponse que oui. Oui parce que c’est une boucle qu’il faut fermer, un cercle qui explique. Qui dit que l’horreur garde en elle le souvenir des lumières qu'elle souffle, et qu’il existe des gestes qui précipite en une seconde toute note humanité.

Il arrivait certaines nuits que tu accumules les passes et les clients. Il y en avait eu quatre cette nuit là. En descendant de la dernière voiture, tu étais dans un très sale état. Physique comme morale. Tu claquais malgré toi des dents et te tenais le ventre désespérément, vociférant des injures à l’attention des deux types dont la voiture tournait déjà au feu en bas du virage. "Ils m’ont rien filé ces fils de pute ! Putain ! Ils m’ont baisé !..". Tu crachais sans arrêt par terre, ce qui me laissait facilement comprendre ce par quoi tu venais de passer. Dans tes cheveux d’ailleurs brillait une giclée encore fraîche de sperme et tu peinais à te tenir droit. C’est ce moment là que choisit le rat pour, comme à son habitude, remontait tranquillement le long de ta jambe. Il vint se poster sur ton épaule, les deux pattes sur ta joue. D’un revers de la main, tu le repoussas une première fois un peu vivement. Il manqua de dégringoler dans ton dos, mais se raccrocha in extremis aux mailles de ton pull. C’était la première fois que je te voyais agir ainsi et, devinant qu’il n’était pas dans son intérêt, ni dans le tien, qu’il continue ainsi de te chatouiller, j’essayais de le prendre et de le faire passer sur moi. Mais, confiant et fidèle comme toujours, il se faufila d’entre mes doigts et alla se poster un peu plus loin, sur ton autre épaule. Et comme c’était encore prévisible, il revint près de ta bouche, gratter à nouveau. Ton geste fut rapide et violent cette fois. En une fraction de seconde tu le pris sous le ventre et l’envoyas voler dans les airs, devant toi, haut, très haut, lui hurlant de te foutre la paix. Il retomba quelques mètres plus loin dans un bruit mat et sourd.

Je n’avais jamais su vraiment ce qu’était la détresse humaine. Jamais su avant de voir ton visage à cette minute. Tu étais comme pétrifié, souffle suspendu, bouche bée… Je me suis avancée pour le prendre dans mes mains et tu as alors crié « le touche pas ! » te précipitant ventre à terre tout près de lui, incapable pourtant de le toucher. Lui couinait doucement, le cou tendu péniblement vers toi. Quand tu te décidas enfin à le prendre, à essayer de le remettre sur ses pattes, il poussa un cri un peu plus aigu encore et, à l’endroit où était posée sa tête, on vit un peu de sang sur le trottoir. Tu le reposas doucement, me regardas, puis te relevas d’un bond, marchant de long en large, au bord de la crise de nerf, marmonnant je ne sais trop quoi entre tes dents. Tu allais de lui jusqu’au milieu de la route, revenais, repartais…Les mains sur la tête, tu t’arrachais des poignées entières de cheveux, répétant "mais qu’est ce que j’ai fait putain, qu’est ce que j’ai fait".. . Il me semble que ce va et vient dura une éternité avant que tu ne te plantes face à moi, désemparé comme jamais. "Faut que je fasse quelques chose hein ?... il souffre trop…je peux pas le laisser comme ça". J’acquiesçais, sans trouver autre chose à dire. Tu le pris alors dans tes mains, deux doigts autour de son cou et tu te mis à serrer. Serrer en regardant loin devant toi. Son petit corps gigota un moment dans ta main puis plus rien. Sur ton visage non plus il n’y avait plus rien.
Et je vis ainsi mourir quelqu’un qui se tenait devant moi, debout et droit.

3 commentaires:

Cécile Thérèse Delalandre a dit…

Troublant... poignant, voire angoissant tant la description de cette mort en détresse que tu en fait est si juste dans les faits, l'intention et les sentiments.
Ce fragment n°9 est très fort encore *_*

Cécile Fargue Schouler a dit…

Merci de ton passage Cécile

Lioubov Dormeur a dit…

Ton sens de l'observation est phénoménal. L'oeil du peintre et celui de l'écrivain conjugués. J'en ai eu des frissons.