Fragment # 7

Deux fois par ans la petite place de l'église accueillait – tradition qui doit toujours se perpétuer – une fête foraine. Elle était de taille modeste certes, mais rien ne manquait à son ambiance festive : peluches à gagner, auto-tamponneuses et pommes d'amour. Tous les gamins du coin s'y donnaient rendez vous, du plus petit au plus grand, et restaient là à y traîner toute la journée, un peu désoeuvrés pour tout dire mais nul ne s'en plaignait. Ils déambulaient des heures, par grappes de 3 ou 4, d'un manège à l'autre. Pendant ce temps, sans s'essouffler non plus un instant, les haut-parleurs disséminés aux quatre coins de la place crachaient sans discontinuer leurs décibels. Le soir, il était même impossible de s'entendre, chacun jouant sa propre musique, et ce joyeux tapage de village durait une petite semaine environ.

Je ne sais plus pourquoi nous nous étions retrouvés là, assis sous un abri bus, nous n'attendions pourtant pas de correspondance. La fête était juste dans notre dos. C'était le début de l'après midi et les haut-parleurs n'étaient pas encore saturés de leurs boum-boum assourdissants, passaient à la chaîne des chansons françaises que nous connaissions toutes plus ou moins vaguement. A coté de nous quelques personnes, attendant vraiment le bus elles, battaient du pied la mesure. C'était étrange d'être là, dans cet air de fête, entourés de têtes grises hochant juste un peu sur la musique. Le décor était là, les jeunes, toujours par paquets de 3 ou 4, aussi, mais pas un souffle de folie pour faire danser les canards en plastiques. C'était un peu triste tout ce bonheur qui ne servait à rien, c'était comme un bout de pain jeté sans pigeon.
Des haut-parleurs était alors descendu une musique de Gainsbourg : la balade de Johnny Jane. C'était une de mes chansons préférées à l'époque, je te l'avais fait écouter bien des fois, tant et tant que nous en connaissions tous deux les paroles par cœur. Aux premières notes, tu avais sauté sur tes deux pieds et t'étais mis à la chanter. D'abord sagement à côté de moi, les premiers mots à peine chuchotés entre tes dents, puis, sans que je ne comprenne vraiment le pourquoi du comment, tu t'étais perché sur le banc, bras en l'air, tournoyant, avec ta voix un peu trop haute sur les aigus, un peu fausse aussi, mais peu importait.
Étais tu heureux? Faisais tu juste semblant? Sur cette chanson qui te ressemblait tant ...
Peu importait là encore. Ton corps lui se fichait de tes fatigues, il avait quatorze ans. Quatorze ans comme ces jeunes qui, toujours désœuvrés, désertaient la barre des auto-tamponneuses où ils étaient accoudés, attirés par tes singeries. Parce que tu faisais plus que la chanter ta chanson, tu la mimais! Et tu traînais des pieds, agrandissais tes yeux candides, te pliais en deux sur les lieux sordides, le pouce glissant sur ton cou tu te tranchais la carotide, dans une grande poubelle grise, celle des camions à bennes, tu sautais prenant à pleines mains les détritus et les laissant tomber comme des confettis.... Et tu n'en finissais plus! Le feu aux joues et le souffle court. Courant de droite à gauche, courant jusqu'à ton enfance, courant jusqu'à ce que tu aurais du être, courant après toi... Elle était terrible cette énergie dépensée. C'était terrible et nous étions pourtant tous là, à te regarder, comme des gosses émerveillés. Émerveillés de ton aisance, de ton culot, de cette douce folie qui nous sortait de cette drôle de léthargie. Certains riaient, les plus jeunes, amusés, frappaient des mains. Aucun n'avait envie que tu t'arrêtes. Tu avais soufflé soudain sur les canards jaunes et bleus et avec toi ils se mettaient à sourire et rire.

...D'un bond tu étais revenu face à moi, avais passé ta main rapide sur mes yeux et refermé ton poing rageur pour jeter au loin nos yeux humides...

A la fin de la chanson, les gens avaient applaudi et sifflé, l'euphorie avait gagné toute la petite place. Quelques forains avaient même déserté leurs cabines, curieux et enthousiastes. Véritable moment de grâce et de partage. Tu aurais pu profiter de ta petite minute de gloire mon chéri, mais voilà que tu étais redevenu timide. Tu avais déjà repris le sac à dos glissé sous le banc, m'avais fait un signe de la tête et vite t'étais frayé un chemin dans la petite foule qui s'était crée, en regardant le bout de tes pieds.
Les vrais magiciens sont ceux qui de leurs tours ne font pas les lignes serrés de leur cv polycopiés.

2 commentaires:

sophie a dit…

toi qui traînes tes baskets et tes yeux candides.......

Christine a dit…

Les "détritus confettis",c'est sublime