Fragment #5

J'ai beau noircir des pages et des pages, jamais je ne retrouverais exactement la couleur noire de sous tes ongles. C'était du tabac, de la terre, de la poussière, la crasse de la misère. Les toilettes faites en voleur dans les cafés n'empêchaient pas tes ongles de pousser et avec eux cette ligne sombre. Et tu pouvais les ronger autant que tu voulais, la couleur revenait, comme une seconde peau, une carapace. Cette couleur qui attendait tapie la moindre de tes défaillances pour empiéter toujours un peu plus loin sur ton corps. Ne plus être propre, ne plus avoir ce droit, c'est le cauchemar de tout homme.

Aux entrées des parfumeries, il y avait toujours un vigile ne laissant pas rentrer les mômes comme toi, ceux qui n'ont pas manucuré leurs doigts. Il faut montrer patte blanche, c'est tout enfant déjà qu'on nous le raconte. Dans les petits supermarchés par contre, tu pouvais entrer. Rayon "hygiène du corps", une étagère entière d'eau de cologne. A l'abri des regards, tu débouchais un flacon et versais au creux de ta main de cette eau couleur or ou bleuté. Et tu frottais, tu frottais, à t'en arracher la peau qui, souvent couvertes de griffures et autres égratignures, te brûlait et t'absolvait dans la même vapeur bon marché. Malgré cela, le noir ne s'en allait pas vraiment, mais il était propre. Et parce que rien jamais ne s'en allait vraiment, avant de refermer le flacon, tu buvais une grande rasade de cet alcool qui rend propre.

2 commentaires:

sleemane a dit…

Il y a comme un cri, un hurlement de colère qui se dégage de ce petit texte vivant!
J'aime bien cette manière de gueuler.

Cécile Fargue Schouler a dit…

sourire...oui Sleemane, je suis en colère parfois. Mais je sais qu'il est inutile d'aboyer