J'ai relu Paroles cette nuit. Du moins je crois que c'est ainsi que l'on dit... Ou peut-être l'ai je touché, écouté, humé...ce vieux poche tout esquinté. Il y a quelques années, des amis m'ont offert l'œuvre complète de Prévert. Les deux volumes de La Pléiade, avec leur papier bible et leur couverture de cuir. C'est un plaisir de tous les sens que de les ouvrir et de flâner au hasard de leurs pages comme on se baladerait au bord de l'eau un mois de juillet. Sous mes doigts, leurs feuillets tendres glissent comme des caresses, quand leurs couvertures, elles, bandent leur cuir sous mes paumes ouvertes. Ils sont de toute beauté vraiment, mais ce n'est pourtant pas eux que je suis allée chercher cette nuit. Non, c'est le vieux poche tout abîmé. Il n'a pas de papier bible mais il m'est sacré. Des dizaines de pages sont cornées, la couverture aussi et ses couleurs passés. Le rouge même de sa tranche a pâli à force de colorer le bout des nuits. Il a cette odeur particulière aux vieux bouquins. Odeur du temps et de l'usure, odeur des choses que l'on a aimées et qui, fidèles, nous ont suivis.

Ce livre, c'est le tien. C'est parce que le jour avant ta mort je l'ai glissé dans ma poche et l'ai gardé, qu'il n'a pas disparu avec tout le reste, le reste qui était toi. Avec ma mémoire, c'est la seule trace de ton passage, la seule chose que tu ais laissé derrière toi... Juste quelques mots aimés, quelques mots qui t'ont accompagné, un héritage léger comme les poussières d'où naissent les univers.

Je l'ai relu ce soir, ce soir comme les autres, sans décorner les pages qui sont comme les traits de ton visage. A côté de certains poèmes, ou soulignant quelques brides de textes, il y a encore la marque de ton ongle enfoncé. Comme tu n'avais jamais de stylo, c'est ainsi que tu griffais les mots qui t'avaient mordu fort. Tu pouvais t'acharner à en transpercer la page, et passais ta main pour sentir les boursouflures de la feuille sous la pulpe de tes doigts. La même cicatrice barrait alors la page et ton âme. C'était normal disais-tu, "normal que je les touche comme ils m'ont touché, que je ne les laisse pas nus puisqu'ils m'ont habillé". Les tiens de mots n'avaient pas besoin de beaucoup d'espace, mais ils savaient l'emplir et déborder sur les marges.

La page 82 est cornée sur ce poème "ma maison"... sous quelques vers, le sillon laissé par ton ongle est là, qui me regarde. Il court au delà du temps et me rattrape...

Je suis resté longtemps dans cette maison
Personne n'est venu
Mais tous les jours et tous les jours
Je vous ai attendue


Il s'arrête un instant, cesse de murmurer, puis quelques vers plus loin se recouche dans son lit...

Dans ma maison tu viendras
Je pense à autre chose et ne pense qu'à ça

...un dernier silence, et le sillon va se taire à quelques pas du point final...

Et puis tu te coucheras et je me coucherai près de toi
Et voilà.

Plus loin, c'est la page 197 qui est complètement pliée, "Paris at night" et ces allumettes craquées.
Et ainsi de suite, de feuilles cornées en page transpercées, du bout des doigts je vous suis, la voix de Prévert et la tienne qui braillent ensemble pour toute cette vie.


16 commentaires:

Damien a dit…

Cécile, j'aime beaucoup ce texte, merci.

Anonyme a dit…

c'est très beau et je suis très émue.

Stephanie a dit…

Une pur merveille!
Une trés belle plume!
Merci de nous faire partager cet univers!

Cécile Thérèse Delalandre a dit…

la parabole est d'or. Très, très beau. *_*

Anonyme a dit…

Cécile, mais quand donc tout ce que tu écris cessera-t-il de me faire sangloter à chaque fois ? A en mourir...

Ma raison s'affolle et refuse obstinément de croire que tu puisse être si jeune. Trop de choses m'échappent, et j'en ai marre !

Je t'embrasse. A beaucoup plus tard.

Grouchignka.

Anonyme a dit…

tu puisses !

Cécile Fargue Schouler a dit…

Merci à vous cinq... Je suis très mauvaise à l'exercice des remerciements, et le regrette car vos mots me font à chaque fois grand plaisir. Même si je ne sais pas joliment le dire.

Anonyme a dit…

Chère Cécile,

Ces lettres ont une logique qui, peu à peu, transpire. Que "Paroles" soit la seule trace de sa vie que tu aies sauvée, lui qui parle peu "et n'a jamais de stylo" me semble très révélateur de ce qui se tisse ici. Qu' "il" demeure "anonyme" me semble également un détail important. Quand le "baptiseras"-tu ? Lorsque tu auras touché ce point qui vous unit tous les deux et dont tu cherches à "accoucher" ?

Francis Ponge disait quelque part qu'il voulait donner la parole à ceux qui sont muets (les choses).

Je t'embrasse,

Gilles

Cécile Fargue Schouler a dit…

Gilles, tu as touché juste...Son prénom oui, je ne parviens pas à l'accoucher, à le dire. J'attends...j'attends je ne sais quoi.
Le baptême c'est "entrer en un lieu..." Je cherche encore la porte, au moins la fissure où glisser.

Anonyme a dit…

Il viendra en temps voulus.

Marc de Gondolfo a dit…

Un chatoyant hommage.
A ce qui était. A ce qui est.
Une griffure murmure.

Christian Domec a dit…

J'aime.

kaz!!!!!!!!! a dit…

les mots son ton atout!!!!!!!
bravo, j'ai adoré te lire!!!!!

Cécile Fargue Schouler a dit…

Marc, j'essaie de ne pas trop me ronger l'ongle.
Christian, un sourire
Kaz, merci

sophie a dit…

pourquoi l'ai-je donc baptisé Sébastien ? l'ai je lu ?

je reviens sur ce qu'à écrit Gilles...
c'est vrai qu'il est parfois très difficile pour certains de prononcer ou d'écrire le prénom d'une personne que l'on a énormément aimée(sauf pour l'amour fraternel ou l'amitié)...
"mon il" a un prenom que je n'ai pu prononcer que longtemps après notre séparation..."l'il" était ce pour m'isoler, l'isoler, me protéger... "l'il" de l'abandon, de la rage, de la colère, de l'incomprehension, de la peur, du vide, de la douleur, de la trahison, de la pudeur,de la perte d'un amour exacerbé...?

Cécile Fargue Schouler a dit…

Sophie, c'est étrange oui, il ne me semble pas l'avoir un jour écrit ici...

L'"il" pour se protéger peut-être oui. Parce que je sais ne pas avoir encore trouvé la juste "voix". Mais j'y parviendrais...sourire. Et puis de toute façon ce n'est un presqu'"il", un "tu" de transition.