Fragment #4

"A cette heure, on ne sert pas encore de cacahuètes!... mais vous pouvez toujours tremper un croissant dedans, au point où vous en êtes...". Le serveur avait lâché ça d'un ton persifleur et vaguement condescendant, faisant tinter bruyamment le verre et la bière sur la table. Accoudés au comptoir, les quelques habitués du troquet avaient levé la tête de leur petit noir avant, d'indifférents, replonger dans la lecture de leur journal. N'étant pas suivi comme il l'escomptait, le serveur avait battu en retraite, passant un coup de chiffon rageur sur la table et retournant derrière son bar "c'est vraiment n'importe quoi...".

Tu avais à peine sourcillé sous la charge, je pensais même que tu n'y avais pas prêté attention tant ton apathie me paraissait incompréhensible, voire mortifiante. Moi, embusquée derrière la porte des toilettes, je fulminais, rouge de honte et de colère. J'hésitais entre revenir m'asseoir sagement et sans esclandre ou aller prendre un croissant dans la panière posée sur le comptoir pour, effectivement, le tremper dans ta bière.... Le choix me fut néanmoins vite simplifié, nous n'avions pas de quoi payer le maudit croissant.
Je m'étais donc rassise, profil bas, en face de toi. Certes, il n'avait pas vraiment tort, à sept heures du matin il était un peu tôt pour commencer à boire. Mais comment lui dire que tu revenais de si loin, que c'était le onzième jour?... Comment lui dire qu'assis au fond de la salle devant ta bière, de tous les clients qu'il avait et aurait jamais à servir, tu étais certainement celui qui méritait le plus d'égard et de manières...? Que cette bière ce n'était rien, qu'ils auraient été légions à se réfugier au fond d'un tonneau entier...
A quoi avaient ils donc servi ces dix jours d'enfer si, à peine revenu, les regards voisins n'entendaient déjà pas plus qu'hier?!

Tu avais remué le sucre dans mon café et buvais ta bière à même la bouteille par petites gorgées saccadées. La tenant par le goulot, ta main ne tremblait plus mais semblait transparente à force d'être maigre. En quittant ton corps l'héroïne avait comme emporté avec elle tout le reste. Plus de couleurs, plus de matières, un coup de vent t'aurait mis à terre. Tu allais replonger, nous l'avons su ce matin même. Faute de bouée, faute de rivage, faute de quelque chose à voir entre tes paupières fraîchement décillées.

Une trentaine au moins de pièces de monnaie étaient étalées sur la table, petits centimes encombrants que tu comptais du bout des doigts pour arriver au bon compte, celui de la note glissée sous le cendrier. Il était humiliant ce bruit de ferraille, à peine étouffé par la radio allumée. Et te voir compter méticuleusement, faire des petits tas couleur doré pour chaque franc de gagné, c'était comme une nausée qui n'en finissait plus d'enfler et se refuser pourtant à complètement t'éclabousser. Je n'avais pas besoin de tourner la tête pour sentir sur toi le rictus affreux du serveur. Et sans doute l'avais tu deviné aussi car soudain tes joues s'empourprèrent et les ailes de ton nez se pincèrent dans la foulée.

Pour détourner ton attention, la sienne, la mienne aussi sans doute, du bout de l'ongle je me mis à suivre une mesure inventée, calquée sur la mélodie abrasive des pièces glissant sur la table. Presque instantanément, tu en pris une entre tes doigts et me rejoignis dans ce petit concert. Puis, te penchant par dessus la table, proche à me frôler, tu me murmuras "c'est le bruit de l'œuf...écoute". Et tu accentuas ton geste frappant un peu plus fort la pièce sur le faux marbre du café... "il est terrible le petit bruit de la monnaie jetée sur le comptoir d'étain, il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l'homme qui n'a plus rien..." Ton doigt se posa sur le coin de mes lèvres pour doucement en faire remonter le dessin...
Des quelques livres que tu avais pu de-ci de-là chiper aux hasards des étalages, Paroles était un de tes préférés. Je l'avais lu moi aussi, mais je ne savais pas qu'il pouvait ainsi sortir de ses lignes et venir nous repêcher au beau milieu de ce café. Et ce qui était moche devint d'un coup plus léger, ce qui était lourd quelques secondes auparavant s'envola plein de grâce. Tu n'étais plus en train de gratter le fond de tes poches pour y trouver trois francs. Tu étais comme ces mots, vivant mais d'ailleurs... Et cet ailleurs était beau.

Tu pris ma main pour y déposer un baiser juste dans la paume, puis dans la tienne fit glisser les pièces. "Je vais lui dire que je ne digère pas le croissant-bière...et que je n'aime pas te voir planquée de honte derrière la porte des toilettes".

3 commentaires:

Christine a dit…

Le plus bel hommage à Prévert que j'ai pu lire.

Christian Domec a dit…

Il faut que je l'imprime pour le lire bien.

Anonyme a dit…

Prévert, mais aussi Proust et le tintement de la petite cuillère. Instants de grâce au milieu de... de quoi ?... Au milieu de l'indifférence.