Fragment # 3

Le papi-client du mercredi parti pour quelques semaines chez son fils, ça a été facile de crocheter la serrure de la petite cabane au bout du jardin. Pendant quelques jours on y a fait de fréquents allers-retours afin de tout préparer. Il te fallait à manger, à boire, des cachets pour les maux de ventre, les nausées, quelques plaquettes de tranquillisants, un peu d'herbe... On a déniché des couvertures aussi, un stock impressionnant de bougies et de quoi improviser, dans la minuscule pièce du fond, des toilettes de fortune... J'ai ajouté à la liste une dizaine de livres, mon baladeur et quelques cassettes: la traversée risquait d'être longue et on le savait.
Quand tout a enfin été prêt, on est allé faire un dernier petit tour en ville. On s'est arrêté dans un café, aux toilettes tu as pris la dernière dose qu'il te restait. Notre table était de celles qui bordaient la grande baie vitrée. La nuit tombe vite en décembre, les lumières de noël illuminaient déjà nos reflets. Tu aurais pu me promettre mille choses à cette table, mais tu n'as rien fait, si ce n'est jouer avec l'anneau glissé à ton pouce. C'était un bijou de pacotille que j'avais acheté quelques francs sur un marché. Il laissait sur ta peau une marque verte, presque indélébile car tu ne le retirais jamais. Il n'avait aucune valeur, mais il portait les marques de tes dents. Celles que tu laissais la nuit quand tu mordais dessus. Tu ne voulais pas qu'ils t'entendent, tu lui offrais donc tes silences.
On a terminé nos cafés et tu en as recommandé deux autres dont on avait aucune envie. C'était difficile de se dire au revoir. Mais tu me l'avais fait jurer, je ne devais pas t'accompagner. "Ça va pas être joli" as tu soufflé entre tes dents, "je voudrais que ce soit déjà passé...". Mâchoire crispée, tu transpirais la peur et, impuissante déjà, j'étais sur le bord du chemin à te regarder t'éloigner. "... et puis, si tu es dehors, j'aurais une raison de sortir. Faut pas qu'on se perde ensemble, faut qu'on se retrouve... Après... Dehors... Si tu craques pas, je craque pas". Tu as posé sur la table le gros cadenas et sa clé et les a fait glisser jusque sous ma main. "Tu me boucles et tu attends.... Trois jours...Trois jours oui et ça devrait être bon" ...
Je le vois encore ton sourire au moment de refermer la porte sur toi, il était trop grand pour ne pas se briser. Assis sur le petit lit en fer, tu paraissais si fragile, les heures à venir si disproportionnées... Et pourtant, un seul instant avons nous douté?... Deux tours de clés dans la serrure du cadenas. Je me suis assurée que la porte été bien fermée, et voilà...

J'ai laissé passé cette nuit, accrochée de toutes mes forces à la promesse faite. Aux premières heures du matin, je lui ai pourtant lâché la main et suis revenue à la cabane. L'oreille collée à la porte j'ai entendu un drôle de râle, puis ce bruit sale de quelqu'un qui vomit. Longtemps. Puis un silence... Et comme un léger frottement sur le sol. La porte a un peu tremblé lorsque tu es venu t'asseoir, dos à elle...

- C'est toi?
- ...oui
- … c'est trop dur... je peux pas...
- …

La porte a tremblé à nouveau, sans doute t'es tu mis à genoux, la joue contre elle, ta voix s'est faite plus forte.

- Et si tu allais m'en chercher un tout petit peu?...juste de quoi calmer...juste une toute petite là ce matin, ça m'aidera à tenir le coup...ça va pas tout foutre en l'air...
- …
- T'es là?
- …
- Merde! Mais réponds moi!...me laisse pas comme ça ....je t'en prie...Putain! mais je suis pas un chien...je veux pas crever dans ce trou...s'te plaît...
Tes poings ont martelé la porte, tu as hurlé, supplié, pleuré pendant de longues minutes encore...J'ai laissé la porte gémir sous tes coups, espérant juste que tu ne te souviendrais jamais de rien. Puis une nouvelle crise t'a fait taire, rouler par terre et te vider une fois encore sur le plancher.

La clé serrée au creux de la main, je n'ai pas défait le cadenas ce matin là. J'ai attendu. Attendu le quatrième matin. Il n' y avait plus un bruit lorsque je me suis enfin décidée. Elle était terrible l'odeur qui, me prenant à la gorge en ouvrant la porte, m'a soulevé le coeur. Nos toilettes improvisées n'avaient servi à rien... Toi, allongé par terre, tu étais assoupi. C'était la première fois que je te voyais ainsi dormir, comme apaisé. J'ai fait glisser la couverture qui te cachait à moitié. Il y avait sur ton pull des traces séchées de bile, et sur tes cheveux et tes fringues il y avait encore cette sueur poisseuse qui t'emprisonnait. Tes joues atrocement creuses et les cernes noires et gigantesques de sous tes yeux ne taisaient rien non plus de ces quatre jours passés ici. Et pourtant...pourtant tu étais beau à en crever. Et je faisais un drôle de vautour, agenouillée à tes côtés. Jamais tu ne saurais me dire d'où tu revenais, mais il n'y avait qu'à te regarder. Elle était là, dépliée, la carte de ton voyage, sous mes yeux. Je n'avais plus assez de cils pour les refermer.
Les jours qui ont suivi, on les a passés dans la cabane. Comme un convalescent qui recouvre lentement la santé, tu avais la victoire chancelante et fébrile. Quelques silences, quelques regards, quelques sourires... voilà ce qui, timide, venait refleurir peu à peu sur le charnier.
Puis il y a eu les premiers pas dans le jardin, en plein milieu de l'après midi. Tes yeux plus verts que d'ordinaire, c'est eux qui respiraient à la place de ta poitrine.
Enfin est arrivé ce matin où tu m'as dit "c'est finit... on peut s'en aller". Sur un des murs, il y avait un morceau de miroir, accroché à un clou. Tu es resté un instant face à ton reflet, ou plutôt c'est lui qui t'as regardé. Je ne sais ce que vous vous êtes dit, mais il t'a sourit le premier.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Pour connaitre ce qu'est le sevrage, je suis tout juste sonné et impressionné... Vous y êtes allés sans filet, sans rien.Quel pari incensé!

Je ne sais comment votre ami se prénommait, mais vraiment j'aurais aimer lui dire en face qu'il ne manquait pas de force et de courage!

Anonyme a dit…

Je me demande si le vrai courage ne consiste à écrire ces pages sans éclater en sanglots... LD.

Cécile Fargue Schouler a dit…

LD, il faut croire alors que je ne suis pas très courageuse... sourire...et que ce n'est pas bien grave au final.

"Anonyme", je ne connais donc pas votre prénom non plus... mais merci. Il n'en manquait pas non.

Pandora a dit…

J'apprécie énormément ce que vous créez. En toute disrétion.

Amaury Watremez a dit…

Très beaux textes, très forts