Lettre XXV

Je serais d'avis qu'il y ait un jour un débat d'ouvert sur la question du gris. Je suis même persuadée, contre toute logique, qu'il aurait sa place dans le club pourtant fermé des couleurs primaires. Après tout, n'est ce pas notre couleur de base que ce mélange de blanc et de noir? Il serait bien de lui reconnaître son omniprésence dans nos vies. Obscur et virginal, il n' y plus qu'à jouer sur les contrastes...

Ainsi, non, ce n'était pas qu'un salaud noir le papi-client du mercredi. Il arrivait que quelque chose en lui se fende et se répande comme un baume blanc enveloppant sa part sombre. Un trop plein de dégoût peut être qui, se perçant comme un abcès, venait ronger le fer de ses perversités. Il pouvait alors nous surprendre d'humanité, s' offrant dans le même temps, sans doute, de quoi se pardonner.
Un jour il nous a ainsi proposé de nous installer pour la nuit dans la cabane de son petit jardin ouvrier. C'était son anniversaire, il ne pouvait pas rester, mais voulait que pour nous aussi il soit spécial ce jour de l'année. Sans ne rien nous demander en retour, il nous a donc laissé la clé, on avait juste à la reglisser sous la pierre plate à côté du grillage de l'entrée. En partant, il a posé sur la table une grosse brioche et du café, sur nos fronts un baiser chaste et, bien sur, nous a répété les dernières recommandations d'usage pourtant cent fois rabachées. Il le savait, mais aimait à radoter un peu, c'était l'âge disait il, heureux et coquet de se faire brocarder... "soyez discrets mes petits agneaux, et puis ne traînez pas trop quand même, ce serait bien que vous partiez tôt dans la matinée..."

Je m'en souviens très bien de ce matin de gagné, levé bien avant moi tu as tout préparé. Tu as tiré la petite table de camping hors de la cabane, juste devant les framboisiers encore endormis. Sur le petit réchaud à gaz, tu as fait chauffer les cafés, coupé quelques tranches de brioches posées bien parallèles juste à côté. Tu t'es débarbouillé vite fait au robinet qui servait à arroser le potager et, lorsque tu es venu me réveiller, tes joues glacées m'ont fait rosir à mon tour comme un baiser. Tout fier de toi, tu m'as accompagnée jusqu'à la table où nous avons déjeuné. Nos brioches finies, on a tiré nos chaises, juste dans l'axe du soleil. Il était un peu timide, un peu d'avril. Derrière nos paupières orangées, il a quand même réussi à doucement nous réchauffer. J'avais dans la tête une vieille chanson, entendue mille fois chez moi enfant, que je me suis mise à fredonner, comme ça, tout bas, juste pour moi. "Apprends la moi" m'as tu soufflé... Côte à côte, sans ouvrir les yeux, on l'a ânonnée, son texte était gentiment désuet et léger. Il se mariait à merveille avec la faïence ébréchée de nos bols, faïence blanche au liseré vert pâle et à la farandole de fleurs un peu fanées. Dans l'arbre juste à côté, les oiseaux piaillaient forts, les plus téméraires venant se disputer sur la table nos miettes éparpillées. Ça ressemblait à une matinée de vacances, on aurait pu passer la journée sous ce soleil à ne rien faire que se sourire et s'aimer...

Nos cafés terminés, on s'est regardés... tôt dans la matinée, certes... mais... une petite heure de plus... qui le lui dirait?...
"C'est dangereux, non, d'être là...bien...?". J'ai regardé autour de nous le petit jardin en train de s'éveiller. Bien sûr que c'était dangereux d'être heureux, d'apprendre à regretter. Ta chaise en équilibre sur deux pieds tu t'es longuement étiré, souriant à mon silence : "on va rester encore"...

Dans la petite pièce du fond, tu as pris la couverture et l'a dépliée par terre, juste sous le pommier pour que je m'y installe. L'herbe mouillée enlèverait peut être les vieilles traces. Puis tu es rentré à nouveau. De l'intérieur je t'ai entendu crier "tu vas voir quel bon jardinier je fais!". Tu es ressorti, pelle sur l'épaule, manche relevées. Notre hôte absent nous avait parlé la veille de ces belle-de-jour à semer le long du grillage. Face au soleil, tes yeux ont cligné deux ou trois fois, et la petite fossette droite de ta joue s'est plissée elle aussi. Parce que je te regardais, tu as joué les petits mâles, bombant ton torse pâle, roulant de tes biceps inexistants, crachant dans tes mains comme un petit diable... On avait l'air bête vraiment, un peu niais, un peu enfant... mais quel luxe n'étions nous pas en train de nous payer! Celui de tous les gestes inutiles, les pas comptés, les pas urgents... On en jouissait comme deux voleurs tout excités.

Consciencieusement, tu as creusé la petite tranchée, semé, rebouché, arrosé, pendant qu'allongée j'ai bouquiné je ne sais plus quel poche tout corné. Tu étais si sérieux toi, pas une fois tu n'as levé le nez de ton travail alors que le mien n'a cessé de voler de ci de là, m'empêchant de tourner la moindre page.

Je suis allée nous préparer deux autres cafés. Sur le pas de la porte, les bols fumants dans les mains, je t'ai longtemps regardé. Ça paraissait si simple. Vraiment. Il fallait juste ne pas penser à tout à l'heure, à demain, à après... En passant une main sur ton visage tu as laissé une grande balafre de terre mouillée sur ton front. Je te l'ai fait remarqué, tu as ris fort et longtemps en essayant de l'enlever. On a entrechoqué nos bols avant de les avaler, regards baissés sur ta terre fraîchement retournée.

Puis nos rires se sont doucement retirés, sur la pointe de nos sourires, un peu nostalgiques déjà, un peu au passé. Il était l'heure de partir, dans un coin de la mémoire de déjà remiser. Elle était étrange cette vie en accéléré, en à peine quelques heures il fallait vivre le bonheur et vite s'en aller. Cette petite matinée avait pourtant en elle tout le poids des années qui ne seraient jamais traversées.

En remettant la clé sous la pierre, on a parié sur la couleur des fleurs : pour toi bleu, pour moi rose. Notre manque d'originalité nous a fait tordre du nez et finalement échanger nos souhaits. J'ai rapidement calculé qu'il nous faudrait patienter au moins huit semaines avant qu'elles ne fleurissent. J'aurais du me douter alors que tu ne saurais jamais patienter...
Quelques jours plus tard à peine, tu es parti te coucher sous la terre. Sans doute voir qui de nous deux avait gagné.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

La logique qui, peu à peu, apparaît entre ces "lettres" est troublante. Le "destin" de cet homme (si le mot n'est pas trop "usé"). Amitiés. Gilles.

Anonyme a dit…

Vous souvenez vous de cette chanson? Qu'était elle?

Cécile Fargue Schouler a dit…

Oui, je crois qu'elle est extraite d'une opérette qui porte son nom, "la route fleurie".

C'est celle çi : http://www.deezer.com/listen-231933

Christine a dit…

Réecouter cette chanson après avoir lu votre texte, la dernière ligne, est troublant et très émouvant. Quelle douce et cruelle prémonition.

Quel gris...