Les rues fourmillent de l'effervescence de la rentrée, secouent comme un tapis l'apathie d'août et de juillet. Les teints halés font de la résistance à l'échancrure des chemisiers. Chacun s'affaire sur la dernière ligne droite et je fais partie de cette marée. J'ai retrouvé ma « bonne copine » et nous sommes ravies puisque ce matin le papier épinglé sous le préau du collège l'a confirmé : nous allons passer cette nouvelle année ensemble. Alors cet après midi, on se fête, entre deux courses on se raconte notre été, on commente la toute fraîche liste des professeurs de la 4eme C. Nos voix surexcitées et nos rires un peu forts. Dans nos bavardages, rien d'intéressant mais c'est là ma vie d'alors et je suis loin de penser qu'il peut y en avoir d'autres. J'imagine qu'il faudra toujours se supporter ainsi, dans son équilibre, juste au bord de soi. Se deviner un peu parfois, se pencher, et vite revenir. Et je ne trouve pas cela triste, juste dans la logique. Logique de ce que je vois partout autour. Personne ne trouve à y redire et je ne me sens pas de celle prête à l'ouvrir. Et puis je ne suis pas si mal là, un peu à contre jour de moi.
Lorsque nous arrivons sur la place, je ne fais d'abord pas attention à toi. Assis sur la margelle de la fontaine tu nous tournes de toute façon le dos. J'enregistre vaguement ta silhouette, la digère et l'oublie presque aussitôt. Remplacée dans la seconde qui suit par celles de ce couple qui vient par la droite...et de ces trois jeunes de notre âge qui attirent alors bien plus mon regard. L'un d'eux est mignon me souffle la copine, un petit coup de coude pour ponctuation. Elle a raison c'est un petit blondinet charmant et je regrette un instant d'avoir mis ce simple tee shirt blanc. Oh! Un instant seulement, car s'il venait à me regarder ou à sourire je me demande bien ce que j'aurais à surenchérir. Non que je sois encore tout à fait niaise mais observer me suffit. Je sais qu'un jour tout cela aura de l'importance mais aujourd'hui j'apprends juste à reconnaître les traits, les formes, les mystères qui bientôt sans doute occuperont l'essentiel de mon être.
Arrivées à hauteur de la fontaine, j'ai déjà oublié ta présence, il te faut nous interpeller et nous demander du feu pour que je pense à te regarder. C'est la copine qui te répond, de mauvaise humeur, elle si avenante pourtant une minute avant, avançant toute confiante à la rencontre du blondinet charmant qui, passant à notre hauteur, te jette un coup d'oeil et oublie du coup de la regarder. Alors oui, elle te jette un oeil sévère et plus elle te regarde plus quelque chose en elle se raidit comme le fer. Non seulement tu as détourné l'attention du joli garçon mais ça n'a pas l'air de tourner rond. Tu pues l'alcool et peines à te mettre debout. Ce serait une bonne chose que de t'éviter.
Quand tu essaies de te lever, tu perds l'équilibre et tente de te rétablir à son bras, elle te repousse un peu vivement, époussette sa veste sur son avant bras droit... Vite... un, deux, trois... Mouvement à peine visible, sans doute n'y prête t'elle elle même pas attention. Je ne sais pas pourquoi la mienne est aussitôt happée. Il y a d'un coté ses jolis doigts au vernis pâle et irisé, son geste au fond banal, détail de fin d'été. De l'autre ton regard embué qui, jusqu'alors dans le vague et détaché, s'accroche soudain lui aussi au revers de sa main. Et je suis là au milieu. Et je dois décider. Il y avait la rue, la rentrée, les blonds à regarder, les vacances d'été...et soudain il y a ce geste que personne ne voit vraiment parce qu'il n'est ni important ni dans le temps. Ce geste posé qui ne devrait pas être regardé et l'est pourtant. Et j'ai envie que quelque chose se passe. De fort, de démesuré. Que quelque chose se passe pour que ça ne passe pas justement. Ce sentiment soudain du vivant. C'est dans sa main, ton regard sur sa main, ce n'est plus l'extérieur qui s'impose et vient, c'est le dedans qui se déverse...
...Un, deux, trois..ses doigts effleurent le tissu de la veste, on ne s'encombre pas des restes...Un, deux, trois, ton oeil s'agrandit, ces restes c'est le frôlement sur la sienne de ta vie...
Quand elle aura finit, lisser une dernière fois la manche sur son bras, ce sera terminé. On passera la fontaine, l'autre côté de la place, la rue...et je sais alors que je perdrai toute chance de me trouver. Je n'esquisse pourtant pas un geste. Au contraire, je ne bouge pas d'un millimètre, pas même d'une pensée. J'ai peur à trop vouloir de tout casser. Parce que je veux, oui. Et lorsque ton oeil est enfin ouvert, que tu te relèves et d'un coup craque le vernis, je respire. Je n'écoute pas ce que tu es en train de lui hurler, de toute façon elle me le répétera, encore outrée, je le sais. Mais j'écoute la tempête que le si discret crissement de son ongle sur la veste a pu créer. Et de tous les bruits à cet instant possible c'est le seul en qui je puisse vraiment croire la Vérité. Parce qu'il était là, dans ma tête, avant même d'éclater. Et la liste des professeurs, mes poches bourrées de nouveaux cahiers, tout ce décor que je croyais habiter, se tait et te laisse parler.
Sur son sac ses doigts se ferment et se pressent, s'accrochent à ce qu'elle a, ce qu'elle est. Les tiens n'ont rien à serrer, ils fendent l'air, montrent...prennent. Je regarde et alors c'est fulgurant et sans appel : je sais. Je sais que sur cette place, il n' y a qu'un seul vivant et que je commence à l'être en te reconnaissant.
photo : place du Minage - Angoulême
1 commentaire:
Il y a comme un nouveau souffle dans l'écrit. Il montre moins, parle plus.
Enregistrer un commentaire