Un matin de manche. Comme à peu près tous les matins. On est assis juste à l'entrée du Monoprix. Deux heures déjà...
Tu n'as pas de chien alors ils sont rares ceux qui pensent à s'attendrir et à fouiller dans leur poche. Et puis tu ne tends pas la main non plus, tu ne leur laisses pas de prise. Tu as bricolé une bouteille en plastique, posée juste à côté de toi, la seule concession que tu t'autorises, le seul compromis trouvé entre ta fierté et le besoin de bouffer. Les trompettes de tes victoires sont greffées au gargouillis de ton estomac. Champ de bataille, champ d'honneur et de déshonneur, tout à la fois....au fond, qui de ton corps ou toi habite l'autre, le soumet et le suspend?
Il y a quelques centimes au fond de la bouteille coupée, c'est toi qui les y a mis. Tu appelles ça le "marketing de la tripe vide". Surjouer la misère, donner un peu à voir, pour qu'ils se mettent à y croire aussi, aient envie de participer, ne pas se sentir trop distancé...
Les portes automatiques vont et viennent, valsent sur leurs rails silencieux. A chaque fois qu'elles s'ouvrent nous parvient un peu plus fort la musique du magasin. Passe alors cette chanson que j'aime bien. Je me mets à fredonner son air, tu emboîtes mollement mon pas. Tu baragouines entre les dents ton anglais de contre façon, je me demande bien de toute façon où tu aurais trouvé le temps de l'apprendre...
Et puis vient le refrain, facile... "kiss me, please kiss me". Ta voix se fait plus forte, voilà que soudain tu l'aimes bien aussi cet air là. Dans le gobelet en plastique 90 centimes peut être, tu te relèves d'un bond, ramasses le tout.
Kiss me, please kiss me...il est temps oui de lever le camp. De vivre autrement que par terre. Au moins le temps d'une chanson.
Tu me prends par la main, on entre dans le magasin. Tu files comme un chat, slalomes vite, j'ai du mal à suivre... Le refrain à nouveau, à plein poumons, le bonheur te va bien... et au fond c'est peut être ça le pire, les légitimités qui se referment. Et les raisons que l'on invente pour ne pas, contre le mur, se taper trop fort la tête.
Rayon biscuits... coup d'oeil à droite, à gauche... tu rafles deux paquets et on détale. Nous n'avons pas le temps d'entendre la fin de la chanson, un vigile déjà nous galope aux talons...
Assis les pieds dans le vide, au soleil, ils sont bons les petits beurres de ce matin. Ils sont bons quand on a faim, quand on a couru à perdre haleine, pour rien, parce que juste on est en vie. Oui, ils sont bons parce qu'ils ont le goût de la vie qui n'en finit pas d'irriguer tes veines. Même en dessous de l'héro que tu draines, il y a tout ton corps qui résiste encore. Qui s'accrochent, qui réclament lui aussi, plus fort que la mort.
Kiss me, please kiss me... Cette fois c'est moi qui le demande. Mordre à l'éclaircie de tes lèvres, là, maintenant. Vivre en resquilleur, sans jamais passer par la case bon payeur. La voir, la serrer, vite, sans droit de visite.
Tes lèvres, parce que tout là l'heure elles trembleront sûrement quand il n'y aura plus assez de musique dans tes veines pour faire danser, pour faire semblant. Parce que tout à l'heure, une queue à la main, quelqu'un viendra les forcer et déchirer encore une fois demain. Parce que, tu ne le sais pas, mais à cet instant, le coeur affolé dans ma poitrine c'est de ta vie qu'il bat le trop plein.
5 commentaires:
Cette vie, en marge, ressemble à celle de Don Quichotte : lui aussi ne signait aucun bon à payer ; lui aussi voyait son corps se délabrer au fur et à mesure de ses aventures.
Moi, c'est aussi Dostoïevski, celui des "Humiliés et Offensés", ou celui du "Sous-sol", qui me fouette l'imagination et me pince le coeur.
Sans oublier "Le Trésor des Humbles", de Maurice Maeterlinck, lu vers quinze ans, mais dont je ne me souviens que du titre, lequel, à lui seul, dit "tout" ?
Quel bel hommage...
oui,un bien bel hommage Cécile.
Il y a tant de sensations venus des tréfonds sur lesquelles tu arrives à mettre des mots et avec une telle évidence.
Je t'embrasse Cécile.
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