Lettre VII

"Non, aujourd'hui on part. On part en vacances! "

Ta phrase tombe au milieu de notre nulle part. Ricoche entre un mur en ciment et un grillage à moitié défoncé, rebondit contre une poubelle et va s'étaler sur un papier gras. Elle est marrante avec sa bobine de contorsionniste c'est vrai, mais je n'ai pas envie de rire. Il y a des jours comme ça où je n'arrive plus à sourire. A faire comme si sous tes ongles il n'y avait pas un peu trop de noir et de poussière, sous tes yeux trop de bleu, sous ta peau trop de creux...et dans mon pouvoir trop d'impuissance. Alors ta phrase est jolie oui, et le ciel au printemps, mais ils sont trop petits ces paravents.

Trois rues plus loin, c'est l'entrée du Jardin Vert. On traverse quelques allées et tu décides que ce sera là, devant ce par terre, sur ce pan de pelouse qui se déroule. Un des coins les plus tranquilles.

Tu sors de ta poche un peu d'herbe que nous fumons sans trop rien nous dire. Je n'ose pas m'immiscer dans tes silences, je ne sais jamais quels cadavres tu es en train d'y noyer. Allongés dans l'herbe, face au soleil, je glisse juste ma main dans la tienne. Le printemps nous peint les paupières en orange, la chaleur évapore les restes de la nuit dernière. Je repense aux grands draps blancs que ma grand mère étendait à l'été sur le grand pré qui bordait la maison. Cette odeur de propre et de lavande qui revenait toutes les semaines, si simple, à portée de mains.

Un groupe de lycéens vient s'installer à quelques mètres de nous. Ils sont cinq, six, deux, trois ans de plus que nous peut être. Ils ont des airs de vacances c'est vrai : tee-shirts, bermudas, claquettes. Le thermomètre doit frôler les 28, 29°. Tu dois mourir de chaud dans ton pull...Je m'apprête à t'en faire la réflexion mais me retiens. Bien sûr que tu ne peux pas le retirer, ni même relever tes manches...Le pli de ton bras gauche vire au mauve sombre. C'était une petite tâche au départ mais qui lentement s'étend. Avec en son coeur un minuscule petit trou où brille une plus minuscule encore goutte de sang. Petite bille d'en vie. C'est par là que tu meurs et que tu vis, le point d'où partent les fils qui te déroulent le long des jours, t'enroulent et t'écorchent, les cartes de ton autopsie. Tu ne veux pas que je regarde, tu dis que c'est toi qui est en train de pourrir, que ce n'est pas la peine d'être deux à voir ça... Oh! Il faudrait que je te dise un jour. Te dise que la beauté est au premier qui passe, qu'on s'en fout, que le reste s'apprivoise. Que c'est à tes failles que je m'attache, que je m'encorde. Que les jolis vernis se décolorent bien vite. Que c'est aux déformations de ses veines que l'on reconnaît l'essence de l'arbre...

L'un des lycéens se tourne vers nous et nous interpelle

- On peut vous emprunter une ou deux feuilles?

Le paquet est posé sur ton ventre, tu lui envoies en esquissant un sourire, les yeux à demi fermés. Le garçon échange deux trois mots avec moi tout en roulant son join. Je ne me souviens plus de son prénom. Il est du lycée juste à côté. Nous...nous on est d'ailleurs, pas ici... "en vacances" rajoutes tu et je ne peux m'empêcher de rire. Un rire qui dure longtemps. Ils pensent que je suis un peu défoncé je crois. Ils ont avec eux un petit transistor qui joue Marley. Encore quelques mots échangés, ils nous proposent de se joindre à eux mais une des filles présente souffle de nous laisser un peu à notre intimité. Je crois que je rougis un peu.
Je repose ma tête à côté de la tienne.

Ce soleil, cette musique, toi... Ils ont cru! tu te rends compte? Tout cru. Que nous étions lycéens, comme eux, que nous nous offrions une après midi buissonnière, comme eux. Ils sont bons ces regards là. Il était bon le regard de cette longue fille sur toi. Elle t'a désiré l'espace d'un instant. L'espace d'un instant tu as été vivant, hors de toute cette simple mécanique physique. Vivant malgré toi, sans te porter à bout de bras...

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Splendide je frissonne d'émotion après la lecture de ce texte. Merci.
Marine

Lioubov Dormeur a dit…

Ces Lettres vont devenir, je crois, quasiment un "passage obligé". Comme lorsque l'on guêtait le facteur porteur d'une carte postale ou d'une lettre qui ne viendra jamais... Peut-être un passage pour apprendre à mieux prendre ? Qui sait ?

setim a dit…

"L'espace d'un instant tu as été vivant, hors de toute cette simple mécanique physique."

Oui, on a l'impression que l'héro ramène tous le monde à une mécanique physique, le décharnement, le manque, le regard; alors qu'il me semble que les opiacés servent justement à franchir ces barrières physiques, à évacuer toute cette pesanteur, se désincarner.