Lettre XXVIII

Tes premiers mots furent longs à naître. Avant eux, il y eut l'attente. Je n'avais jamais attendu personne encore. Etais-je à ce point en manque d'amour ? En manque de considération? En manque de regard?…Non, même pas. J'étais simplement en manque de moi. Manque de moelle. Manque de ce qui n'était pas là…

Et puis soudain il y eut toi. Toi qui n'étais pas transparent. Même si tu faisais tout pour passer entre les gouttes, sous les paupières des autres… Tu étais là, je te voyais. Mon premier Autre, ma première face…

Cette place où je t'avais croisé pour la première fois, je me mis à y passer chaque jour. Elle et les rues voisines. Il y avait non loin un grand magasin où je le compris vite tu passais une bonne partie de tes journées et, quasiment face à l'entrée, un arrêt de bus. Je n'ai jamais autant pris les transports en commun que ces jours là, guettant la moindre excuse, la moindre course à faire. Je n'ai jamais autant manqué de correspondances aussi, laissant passer souvent deux ou trois bus avant de me résigner à monter.

Les premiers jours, je crois vraiment que tu ne m'as pas vue. Dans la foule des sans visages, j'en étais un de plus. Je n'avais même pas de monnaie dans mes poches...Enfin si, j'en avais, mais jamais je n'aurais osé. Assise sur le banc de mon abri-bus, je commençais à l'apprendre moi aussi, à l'entendre, le bruit de la ruche. Il faut en passer de longues heures sur le trottoir pour l'entendre ronronner… Et ça s'active, ça va à la tache, ça grommelle, ça remâche dans sa moustache...ça n'en finit pas de faire semblant de vivre... Et, si on se tait, on peut l'entendre : et qu'est ce que je vais faire à manger ce soir? et si j'achetais la dernière Laguna? et que deviens la cousine Clara ? et si je pensais un peu à moi?... Je ne voulais pas leur ressembler, pas que tu me vois aussi mal qu'ils ne te regardaient pas.

Je ne voulais pas être comme cet homme qui était passé un peu plus tôt dans l'après midi et t'avait refilé un peu de monnaie. Il s'était penché sans te regarder, sans même esquisser un sourire. Froid, dans son bon droit, tendant juste ce qu'il faut l'oreille pour entendre le merci que tu ne lui dirais pourtant pas. Non, à la place, tu t'étais levé, tu avais fait le poirier et, face à lui, avais répondu "quitte"... Rien à répliquer, il était parti fâché… Le merci c'est moi qui ne l'ai pas prononcé. Un homme qui fait le poirier devant un homme qui ne fait que se pencher... Je n'avais pas vu que tu avais la tête à l'envers, je n'avais vu que tes empreintes. Plus hautes.

Combien de temps avons nous joué ainsi, à faire comme si rien n'allait se passer? Je ne m'en souviens plus. Plusieurs jours c'est certain, plusieurs semaines peut être. Au début, nous nous manquions souvent, j'arrivais lorsque tu partais, ou inversement. Puis nos faux hasards devinrent de faux rendez vous. A la même heure, toujours, je venais m'asseoir sur ce banc et toi, venant de l'autre bout de la rue venais t'asseoir juste en face. Nous prenions tant de soin à éviter nos regards... Je prenais pour alibi un livre que j'ouvrais à peine arrivée. Un livre que je n'ai jamais lu. Par dessus les pages, je t'attendais. Bien sur oui, bien sur que j'avais vu que tu n'avais rien. Que je n'avais pas grand chose non plus pour répondre à tout ça... Et j'avais vu tes bras aussi...je savais. Et alors? Oui, j'avais peur. Oui ça me dépassait. Ça ne te dépassait pas toi ? Nous étions à égalité.

Chaque jour, à l'heure de notre rendez vous, je me promettais de tout te dire… Je ne savais pas par où commencer…C'était un sac de nœuds, et tout me ramenait à toi. Je ne savais pas ce que tu pouvais pour moi, si même tu le voulais. Mais mon dieu! j'avais envie que tu me vois moi, comme je pouvais te voir. Te dire que je n'avais jamais aimé qu'on me prenne la main… mais que la tienne qui m'enserre…tu pouvais…jusqu'à en faire rougir mes phalanges… Te dire que tout me frôlait depuis toujours, que rien ne me retenait mais qu'il te suffisait à toi de te taire pour que soudain tout m'interpelle, tout prenne densité… Te dire encore que j'avais peur. Qu'il y avait quelque chose de lourd qui glissait en moi, quelque chose de vivant. Et je n'avais pas une seule embarcation qui tienne la route… Mais te dire que le pire, ce n'était pas la noyade, non. Le pire c'était de penser que le calme puisse revenir, le reflet lisse…

1 commentaire:

Lioubov Dormeur a dit…

Oui, la peur. Toujours elle...