Fragment # 10

On s'était arrêtés là, appuyés au grand porche, juste le temps de rouler une cigarette. Le paquet de tabac posé sur la cuisse, tout en faisant jouer le papier entre tes doigts, tu regardais d'un air dubitatif l'édifice.

- Ce n'est pas habité par les bonnes personnes, c'est dommage...

En disant cela, mains jointes et clope au bec, tu t'étais avancé à petits pas vers moi comme un communiant. Postée devant la porte, je m'étais effacée te faisant signe d'entrer, mais tu avais haussé les épaules prenant mes mains pour leur faire palper tes poches. Elles étaient vides et tu les avais même fait ressortir de ton jean. Puis, t'empoignant par le col de ton pull, tu t'étais entraîné plus loin et laissé tomber sur le parvis sous mes éclats de rire.

- C'est mieux non?!
- Ah! oui! Assurément... N'empêche que je serais bien rentrée... pour voir...

La grande porte était fermée, mais il y en avait une plus discrète d'ouverte sur la droite. Tu avais passé une main dans tes cheveux tentant de discipliner tes épis et t'étais signé, tête baissée. J'en étais bouche bée.

- Maman y croit dur comme fer à ces conneries, alors bon... je peux pas lui faire ça...
- …

C'était la première fois que tu parlais de ta mère. Et que tu l'appelles maman m'avait fait m'arrêter tout net. Maman pour moi, c'était un mot si grand, si doux. C'était l'ombre penchée pour le baiser du soir, la poitrine sur laquelle se serrer fort... Était-il possible que la tienne ait été celle-là? Qu'elle le soit encore dans ta bouche et que toi tu sois là, qu'elle ne t'y cherche pas? N'avait-elle pas perdu le droit d'être encore cette femme-là?... Tu avais dit cela avec une telle simplicité, une telle évidence, faisant ce signe de croix stupide, répétant les gestes qu'elle t'avait sans doute appris, avant... Était-ce beau ou à vomir? Les deux sans doute, mais c'est la nausée chez moi qui l'avait emporté.

- Elle a beau jeu de croire tiens! Elle...
- On est pas responsable de ce à quoi on croit.

Tu m'avais poussé en même temps du coude pour avancer mettant fin à la conversation qui n'avait pas commencé.

Au fond de la nef, il y avait un petit attroupement, les répétitions d'un concert à venir apparemment. On s'était assis dans un coin pour les écouter un peu. Installé sur le bord de la chaise, accoudé à celle de la rangée de devant, tu n'en perdais pas une miette, allant de l'un à l'autre, te tordant le cou pour mieux voir tel ou tel instrument, de très beaux, très anciens, desquels je ne pus te donner les noms que tu me demandais.

À la première note jouée, tu avais cessé presque instantanément de gigoter sur ta chaise. Du fond de la mienne, je n'avais même pas eu à tourner la tête pour voir ton profil. Tu fixais la soliste avec une rare intensité, comme si tes oreilles ne te suffisaient par pour l'écouter, comme si tes yeux mêmes avaient besoin de s'ouvrir plus grands. Je connaissais cet air, les lamentations de la nymphe, Monteverdi. Ta bouche légèrement entrouverte tremblait à chaque note plus haute et je sentais ton corps même se raidir un peu, comme si tu craignais qu'elle se brise. Tu plissais le front, le regard embué de larmes. Tu n'étais plus là je crois. Tu étais quelque part, chez toi peut-être... enfin. Un quelque part d'assez vaste pour t'envelopper tout entier, d'assez proche pour sous tes paupières laisser un baiser humide.

Et l'indicible tristesse de cette voix, allant se brisant sans cesse, mais ne cessant un instant de s'offrir, c'était elle qui soudain semblait t'écouter, qui te retournant comme une peau te déversait dans ses plaintes, te roulait, te charriait dans son lit. Elle qui, comme une mère, te balançait contre son cœur, seule à même d'écouter tes peurs et tes peines et d'avec toi les porter et les ressentir comme aucun autre être sur la terre... Et je repensais à ce signe de croix, à ce geste, à ce maman dans ta bouche... Non, on n’est pas responsable de ce à quoi on croit. Ni de à qui l'on croit. On est juste responsable d'éteindre ou non sa lumière.

On s'était éclipsé aussi discrètement que nous étions arrivés. Personne ne nous avait remarqués, je crois. Aussi émus l'un que l'autre, un regard avait suffi pour nous taire. Sortis de la cathédrale, tu m'avais désigné du menton la direction du petit parc. On s'était installé à califourchon sur la branche d'un arbre. Je me souviens encore de tes bras se refermant sur moi, de ton menton posé sur mon épaule. Tu me retenais bien sûr, mais avec moi c'était encore ces voix, la sienne, la tienne, que tu cherchais à garder tout contre toi.

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