Fragment # 1

Le bar est bondé, un petit concert au fond de la salle a rameuté une clientèle criarde et surexcitée. Je ne me souviens pas du nom de ce groupe, leur musique est un étrange mélange de punk et de mauvais métal qui, apparemment, se passe d'oreilles pour être écouté. Il fait une chaleur à peine supportable, les haleines sont surchargées d'alcool et de nicotine, de testostérones pas vraiment contrôlées. Il suffirait d'un geste de trop ou d'un regard un peu appuyé pour qu'un poing éclate une pommette sans autre forme de procès. Les joies nocturnes des bars mal famés...

Juste avant d'entrer, tu me visses ta casquette sur la tête, visière sur les yeux. "On se fait pas remarquer hein". Ma petite tête de fille bien sage détonne un peu en effet dans le paysage. Je joue profil bas, te suis sans ne regarder ni rien ni personne. C'est un vrai parcours du combattant pour se faufiler jusqu'aux toilettes. Tu es obligé de jouer des épaules et des coudes pour nous frayer un chemin et, du coup, récoltes grognements et regards mauvais. C'est presque une aubaine que tu es ce soir là ta tête de camé, elle fait un étrange mais efficace passe droit. On se passerait bien parfois d'être chef des initiés...

Les toilettes se résument en un petit débarras de fortune qui sent la pisse et le shit, la porte ne ferme pas. Tu me demandes de rester devant et de surveiller. "J'en ai pour deux minutes et on s'arrache". On est à peine à deux mètres de la petite estrade qui sert de scène, autant dire que le bruit est abrutissant, quasi inssuportable. Certaines bande-son sont trop proches de son propre naufrage. Un grand mec manque de s'étaler sur moi "non, non, y a quelqu'un déjà, attends, attends...". Il me parle, enfin je crois, ses lèvres bougent en tous cas. Derrière lui un autre arrive, je lui fais signe d'attendre aussi. Lui je l'entends qui gueule que ça fait chier et qu'il va gerber... Trois petits coups à la porte, je te fais signe de t'activer. Je colle l'oreille, n'entends rien. Le garçon aux lèvres qui bougent revient à la charge, frappe lui même à la porte. L'autre s'impatiente aussi. Je leur fais signe que je vais te chercher.

J'entrouvre la porte, me glisse à l'intérieur et la referme avant qu'ils n'aient le temps de jeter un oeil. Tu es accroupi, coincé entre le mur et la cuvette. Tes paupières sont lentes à se relever. Mécaniquement, j'enchaîne les gestes. Défait la ceinture, rebaisse ta manche, range le matos dans ma poche. Par réflexe je tire même la chasse, étrange pudeur que l'on s'invente pour donner le change. Comme si ces vaines hypocrisies pouvaient encore nous sauver… Un des morceaux s'achève, applaudissements et sifflets font vibrer la porte, je repense à mes deux enquiquineurs et à leur vessies pleines et contrariées. Je te secoue un peu, tu lèves péniblement la tête, mets quelques secondes à me reconnaître. Dans tout ce bruit, surnageant sur les odeurs de pisse, ton sourire va dégoulinant sur ma rétine. Serait ce plus facile s'il n'y avait vraiment plus rien à sauver derrière nos paupières?
photo : ancien bar "Mars Attack" - Angoulême

2 commentaires:

sleemane a dit…

Très mauvais quart d'heure... pour le lecteur aussi.Merci pour ce texte qui coupe le souffle.

Sleemane

Cécile Fargue Schouler a dit…

Merci Sleemane de tes fréquents passages.