Lettre XXIII

Tu portais de ces espèces de rangers un peu défoncées qui fleurissaient fut un temps dans les bazars de surplus militaires. Elles coûtaient alors trois fois rien et il faut dire qu'elles les valaient bien.
Celles que tu avais choisies étaient un peu trop grandes pour toi mais, parce qu'elles montaient haut sur tes mollets, parvenaient, ô miracle, à te tenir aux pieds. On ne sut jamais vraiment leur couleur, le cuir était usé depuis longtemps et laissait même voir par endroit la coque en fer toute cabossée. C'était un agglomérat de pluie et de poussière, une sorte de champ de bataille au dessus de tes orteils avec de petits morceaux de cuir herissés en pique, des reflets de métal poli... C'est qu'elles se voulaient un peu méchante, oui, avec leurs lacets rouges, mais comme ils n'étaient jamais vraiment faits, il manquait plusieurs oeillets, elles ressemblaient plutôt à deux cerbères bizarrement émasculés... Et puis, tu semblais toujours les avoir enfilées à la va vite, le jean pas très bien rebaissé parfois, comme si au fond tu étais certain de ne faire que passer, et tout ça te donnait une drôle de silhouette, à la fois agressive et cassée...

Parfois, par je ne sais quelle grâce, il arrive que la vérité d'un être, pourtant si complexe qu'il est impossible jamais de la saisir toute entière, se prenne soudain au fil tendu d'un détail, qu'elle s'y cristallise. La tienne s'était prise là, à traîner dans tes pas, et c'était frappant de te voir la porter comme ça, sans y faire cas....Moi j'en étais à chaque fois submergée d'amour et d'effroi.

Il y avait sous une des semelles, la droite je crois, une sorte de fer, rafistolage de fin de campagne. La nuit, quand les rues étaient plus silencieuses, ton pas faisait un drôle de petit bruit claudiquant et métallique. Traînait alors dans ce quartier un vieux clodo qui t'avait pris un peu en amitié. Il passait ces journées à collecter de ci de là des bouteilles pour les consignes, et ces nuits à les vider tranquille. A demi couché sur son banc à cuver, il reconnaissait ton pas de loin, il n'avait même pas besoin de lever la tête :" Tiens voilà le passeur de nuit!", c'est ainsi qu'il t'avait surnommé...
Ton fer sous le pied faisait un bruit de clefs disait-il. Dans son délire, mûri au mauvais rouge, il t'avait rapiécé toute une histoire autour. S'il te croisait ainsi presque toutes les nuits, marchant des heures, c'est que tu étais à coup sûr une sorte de veilleur. Tu faisais ta ronde et attendais que le jour prenne le relais. Et ce bruit sous ton pied, c'était celui des clefs qui te servaient à tout cadenasser...Il n'en finissait plus alors de te remercier avant de, dans un dernier borborygme, sombrer.

Tu n'es jamais parvenu à lui faire dire ce qu'il y avait de si important à protéger. Il haussait toujours l'épaule d'un air entendu, te répondant que tu le savais bien mieux que lui qui avait toujours trop bu. Il trouvait en tous cas que c'était un chouette métier que tu avais, mais que celui qui t'employait t'avait un peu arnaqué. Lui, il aurait pas accepté... en tous cas pas avec ces chaussures toutes rapiécées.

photo : "Vieux Souliers aux lacets" - Van Gogh

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Je crains de dire une énorme bêtise, mais tant pis.

Au fil des jours, il me semble que ce que tu écris acquiert de plus en plus de, comment dire ? De densité ?

Comme si tu te débrousaillais des inutiles de la pose ou de la prose.

Comme si l'écriture quittait peu à peu tous les registres de ce qu'il est convenu d'appeler le "littéraire".

Comme si elle devenant quasiment "virile" ou, pourquoi ne pas le dire, universelle et androgyne à la fois.

En fait, tout ce qui remue l'unique essentiel dans l'écriture : un souffle vivant qui se métamorphose en mots...


PS : J'arrête, sans quoi je risque de sombrer dans la littérature, dont il faudait royalement se ficher !

Je dépose un baiser léger sur tes douces paupières. De poupée...

Hérissone ;)
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Anonyme a dit…

ola ! il manque des s... aurais dû relire.

Christine a dit…

"Un chouette métier" m'a fait sourire. Le corps qu'au fil de ces lettres vous redessinez lui m'émeut.

Quel sublime travail de mémoire vous faites! Ne vous arrêtez pas

Anonyme a dit…

Je pense à l'allumeur de reverbéres soudain...

Anonyme a dit…

Un détail, souvent... contient toute une vie. Ce qui, de plus en plus, surgit : le silence de cet homme.

Amitiés,

Gilles

Chr. Borhen a dit…

"Et ce bruit sous ton pied, c'était celui des clefs qui te servaient à tout cadenasser..."

Du coup, le titre de votre blog revêt une toute autre envergure - un titre de combat.

sleemane a dit…

Je vais tout imprimer et lire toutes tes lettres comme un livre.